19

 

— Tanner ? Secouez-vous ! Je ne tiens pas à ce que vous tombiez dans les pommes !

Nous approchions d’un bâtiment – si tant est que l’on puisse qualifier cela de bâtiment. On aurait plutôt dit un arbre enchanté, avec ses énormes branches convulsées, trouées de fenêtres, et ses plates-formes d’atterrissage pour télécabines greffées un peu partout. Zebra nous guida sans hésitation le long des câbles qui passaient entre les branches principales, comme si elle avait effectué cette approche des milliers de fois. Je baissai les yeux et pus apercevoir, à travers des épaisseurs affolantes de branches, les lumières de la Mouise, si loin en dessous que j’en eus le vertige.

Zebra occupait un appartement dans le Dais, vers le centre-ville, près de la limite intérieure du dôme qui entourait le gouffre bouillonnant ouvert dans la croûte de Yellowstone. Nous avions effectué un certain parcours autour du gouffre, et de la plate-forme d’atterrissage je voyais la petite accolade argentée du piton qui se projetait à l’horizontale sur un kilomètre, loin en dessous de nous et de l’autre côté de l’immense courbe du gouffre. Je jetai un coup d’œil dans les profondeurs à la recherche de deltaplanes fluorescents ou de plongeurs faisant le grand saut dans le brouillard, mais je n’en vis aucun.

— Vous vivez toute seule ici ? demandai-je, avec ce que j’espérais être une note de curiosité polie, quand elle m’eut fait entrer chez elle.

— Maintenant, oui, répondit-elle très vite, presque du tac au tac. Avant, j’habitais avec ma sœur, Mavra, ajouta-t-elle.

— Et elle est partie ?

— Elle s’est fait tuer, répondit-elle, laissant le temps à cette réplique de faire son effet. Elle s’est trop approchée des gens qu’il ne fallait pas.

— Je suis désolé, fis-je, à court d’inspiration. C’étaient des chasseurs, comme Sibylline ?

— Pas exactement, non. Elle s’interrogeait sur des sujets qu’elle aurait mieux fait d’éviter et elle a posé des questions gênantes aux gens qu’il ne fallait pas, mais ça n’avait pas de rapport direct avec le Grand Jeu.

— Que s’est-il passé, alors ?

— Pourquoi ça vous intéresse tellement ?

— Je ne suis pas précisément un ange, Zebra, mais je n’aime pas l’idée qu’on puisse mourir rien que parce qu’on a été trop curieux.

— Alors vous feriez mieux d’éviter de poser les questions qu’il ne faut pas.

— À quel sujet, exactement ?

Elle poussa un soupir comme si elle regrettait le tour que prenait notre conversation.

— Il y a une substance…

— L’Onirozène ?

— Vous connaissez ? !

— Je l’ai vu utiliser, mais c’est à peu près tout ce que je sais à ce sujet. Sibylline s’en est administré une dose en ma présence, mais je n’ai pas remarqué de changement dans son comportement. Qu’est-ce que c’est, au juste ?

— C’est compliqué, Tanner. Mavra n’avait rapproché que quelques pièces du puzzle quand ils lui ont réglé son compte.

— C’est une sorte de drogue, en tout cas.

— C’est beaucoup plus qu’une drogue. Écoutez, on ne pourrait pas parler d’autre chose ? J’ai du mal à surmonter sa disparition, et là, vous ne faites que remuer le couteau dans la plaie.

Je hochai la tête, préférant laisser passer pour le moment.

— Vous étiez proches, hein ?

— Oui, répondit-elle comme si j’avais mis le doigt sur un profond secret de leur relation. Mavra adorait cet endroit. Elle disait que c’était de là qu’on avait la plus belle vue sur la ville, en dehors du piton. Où nous n’aurions jamais pu nous permettre de prendre un repas, d’ailleurs…

— Vous ne vous en sortez pas trop mal. Si vous aimez les hauteurs…

— Pourquoi, vous n’aimez pas ça, Tanner ?

— Je suppose qu’on doit s’y faire.

L’appartement de Zebra était suspendu à deux kilomètres au-dessus de la Mouise et relié aux niveaux inférieurs du Dais par des câbles verticaux, des troncs évidés et autres rameaux. Il épousait les circonvolutions de l’une des branches principales. Plutôt qu’une habitation humaine, on aurait dit la tanière d’un animal, avec ses boyaux.

Elle me conduisit dans ce qui devait être le salon, et j’eus l’impression de me retrouver dans l’estomac d’une gigantesque maquette anatomique. Les murs, le plancher et le plafond étaient mollement lovés les uns dans les autres. Les surfaces horizontales avaient été créées en tranchant dans le tissu du bâtiment, et il avait fallu réaliser des niveaux différents, reliés par des marches et des plans inclinés. Les murs et le plafond étaient rigides, mais d’une nature organique, dérangeante, tantôt veinés, tantôt ornés de tavelures irrégulières. Je remarquai à un endroit une sorte de sculpture in situ qui avait dû coûter très cher : trois personnages grossièrement ébauchés en train de sortir du mur, cramponnés, bec et ongles, à la paroi comme pour s’en échapper, ou comme des nageurs qui auraient essayé de fuir un raz de marée à la nage. L’essentiel de leur corps était noyé dans le mur ; on ne voyait qu’une partie de leur visage ou des bouts de leurs membres. Le tout ne manquait pas d’une certaine force.

— Vous avez des goûts artistiques assez uniques, Zebra, dis-je. Je pense que ça me donnerait des cauchemars…

— Ce n’est pas de l’art, Tanner.

— Quoi ? !… Vous… vous voulez dire que c’étaient vraiment des gens ?

— Et encore bien réels, selon certains critères. Pas vivants, mais pas exactement morts non plus. Plutôt comme des fossiles. Enfin, des fossiles d’une structure tellement complexe qu’on pourrait quasiment dessiner le circuit des neurones. Je ne suis pas la seule à en avoir, mais personne ne veut les exciser pour le cas où quelqu’un trouverait un moyen de les ramener à leur état antérieur. Alors nous vivons avec. Il y a un certain temps, personne n’aurait voulu partager une chambre avec eux, et puis j’ai entendu dire que c’était devenu du dernier chic d’en avoir quelques-uns dans son appartement. Au point qu’il y a un type, dans le Dais, qui en fait des faux pour ceux qui en veulent vraiment.

— Mais ceux-ci sont… réels ?

— Faites-moi l’hommage de croire que je n’ai pas mauvais goût à ce point, Tanner. Allez, je pense que vous feriez mieux de vous asseoir… Non, restez où vous êtes.

Elle claqua des doigts à l’intention du canapé.

Les plus gros meubles de Zebra étaient autonomes et réagissaient à notre présence comme des animaux familiers. Le canapé déambula bel et bien jusqu’à notre niveau. Contrairement à la Mouise, où le moteur à vapeur était ce que l’on pouvait trouver de plus élaboré, il y avait manifestement encore des machines relativement perfectionnées dans le Dais. L’appartement de Zebra était plein de meubles intelligents et de cyborgs qui allaient des drones pas plus gros que des souris à de grosses machines guidées par des rails au plafond et des engins volants de la taille du poing. Il suffisait de tendre la main pour qu’ils se précipitent en frémissant. Les machines devaient être rudimentaires par rapport à ce qui existait avant la peste, mais j’avais quand même l’impression de m’être aventuré dans une pièce hantée par des poltergeists.

— Voilà. Asseyez-vous, fit Zebra en m’aidant à m’installer sur son canapé. Et ne bougez plus. Je reviens tout de suite.

Elle quitta la pièce et j’eus beau résister, je ne pus m’empêcher de piquer du nez une fois ou deux. Je ne rêvai pas de Sky. Quand Zebra revint, elle avait enlevé son manteau et elle portait deux verres de quelque chose de chaud, une infusion sans doute. Je laissai couler le liquide dans ma gorge, et bien que je ne puisse dire que ça améliorât sensiblement mon état, c’était toujours mieux que les litres d’eau de la Mouise que j’avais ingérés préalablement.

Zebra n’était pas revenue seule : elle était accompagnée d’un grand cyborg guidé par un rail au plafond, un cylindre blanc doté d’innombrables membres et d’un cadran facial ovoïde, vert, rétro-éclairé, sur lequel défilaient des données médicales. La chose descendit sur ma jambe et je sentis ses capteurs s’activer sur la blessure dont il diagnostiqua la gravité en pépiant et en projetant des relevés d’analyse.

— Alors ? Vous croyez que je vais m’en sortir ?

— Vous avez de la chance, répondit Zebra. Elle vous a tiré dessus avec un laser à basse énergie, une arme de duel, pas conçue pour faire vraiment du mal tant qu’elle n’atteint aucun organe vital et que le rayon est bien calibré, de sorte que les tissus environnants ne sont pas trop endommagés.

— Un peu plus et je vous croyais…

— Bon, je n’ai pas dit que ça ne faisait pas un mal de chien. Mais vous survivrez, Tanner.

— Quand même, fis-je en grimaçant alors que la machine sondait la blessure avec une délicatesse toute relative. J’ai peur de ne pas pouvoir marcher de sitôt…

— Vous n’aurez pas besoin de marcher. Pas avant demain, du moins. Et la machine vous guérira pendant votre sommeil.

— Je ne suis pas sûr d’avoir envie de dormir.

— Pourquoi ? Vous avez un problème d’insomnie ?

— Ça va peut-être vous paraître bizarre, mais oui, en fait.

Elle me regarda d’un œil atone et je décidai qu’il n’y avait pas de mal à lui parler du virus d’endoctrinement. Ce que je fis aussi sec.

— Ils auraient pu m’en débarrasser à l’hospice Mnémos, conclus-je, mais j’étais pressé de repartir. Et maintenant, chaque fois que je m’endors, je fais un petit voyage dans la tête de Sky Haussmann.

Je lui montrai la plaie qui saignotait dans la paume de ma main.

— Un homme avec des stigmates, venu dans nos bas-fonds redresser certaines injustices ?

— Je suis venu achever certaines affaires, c’est tout. Mais vous comprendrez que l’idée de dormir ne m’emplisse pas précisément d’un enthousiasme délirant. La tête de Sky Haussmann n’est pas un endroit assez agréable pour qu’on ait envie d’y passer des heures.

— Je ne sais pas grand-chose de lui. C’est de l’histoire ancienne. L’histoire d’un autre monde, qui plus est.

— Ce n’est pas l’impression que ça me fait. J’ai l’impression qu’il s’insinue lentement en moi, comme une voix qui parlerait de plus en plus fort dans ma tête. J’ai rencontré un homme qui avait eu le virus, avant moi – en fait, c’est probablement lui qui me l’a refilé. Il était assez perturbé. Quand il n’était pas environné de l’iconographie de Sky Haussmann, il entrait en transe.

— On n’a pas besoin de ça ici, dit Zebra. Il y a longtemps que le virus d’endoctrinement frappe ?

— Ça dépend de la souche, mais les virus proprement dits sont une vieille invention.

— Alors vous aurez peut-être de la chance. Si le virus a été répertorié dans les bases de données médicales de Yellowstone avant que la peste ne se déclenche, le cyborg devrait en retrouver la trace. Il se pourrait même qu’il soit capable de synthétiser un remède…

— Les Mendiants pensaient qu’il mettrait quelques jours à agir.

— C’était probablement une estimation prudente. Il ne devrait pas falloir plus d’un jour ou deux pour vous en débarrasser. À condition que le cyborg soit au courant, ajouta Zebra en tapotant le capot de la machine blanche. Enfin, il fera ce qu’il peut. Maintenant, vous ne voulez vraiment pas essayer de dormir ?

Je devais retrouver Reivich, me disais-je. Ça voulait dire que je n’avais pas le temps – pas une heure à perdre. J’avais déjà perdu la moitié d’une nuit depuis mon arrivée à Chasm City. Or il me faudrait plus de quelques heures pour retrouver sa trace, je le savais. Moyennant quoi, si je ne prenais pas un peu de repos rapidement, je ne durerais pas beaucoup plus longtemps. Quelle ironie si je tombais de fatigue au moment de tuer Reivich !

— Je vais y réfléchir, répondis-je.

 

 

Le plus bizarre, c’est qu’après tout ce que j’avais dit à Zebra, cette fois, je ne rêvai pas du tout de Sky Haussmann.

Je rêvai de Gitta.

Elle était toujours présente dans mes pensées, depuis que je m’étais réveillé à l’hospice. Le seul fait de penser à elle – et de me rappeler qu’elle était morte – me faisait l’effet d’un coup de fouet. Une onde de douleur contre laquelle je ne serais jamais blindé. J’entendais sa voix, je reconnaissais sa façon de parler ; je sentais son parfum comme si elle était debout à côté de moi, en train de m’écouter intensément lui donner une des leçons auxquelles Cahuella tenait tellement. Quand je voyais une autre femme, je la comparais machinalement, inconsciemment, à Gitta. Je savais, au fond de mon cœur, qu’elle était morte, et bien que je ne puisse m’absoudre complètement du sentiment d’en être en partie responsable, c’était Reivich qui l’avait tuée, en réalité.

Pourtant, c’est tout juste si j’avais réfléchi jusque-là aux événements qui avaient mené à sa mort.

Il semblait que le moment était venu.

 

 

Je n’en avais pas rêvé comme ça, évidemment. Contrairement aux épisodes de la vie de Sky Haussmann qui défilaient dans ma tête d’une façon ordonnée, linéaire – même si certains des événements démentaient ce que je croyais savoir de lui –, mes propres rêves étaient aussi désorganisés et illogiques que ceux de n’importe qui. Et celui que je fis de l’expédition dans la Péninsule et de l’embuscade qui s’était soldée par la mort de Gitta était loin d’avoir la clarté des épisodes haussmanniens. Mais après coup, quand je me réveillai, le rêve semblait avoir libéré tout un train de souvenirs dont j’avais à peine remarqué l’absence. Et au matin, je pus réfléchir en détail à tout ce qui s’était passé.

La dernière chose dont je me souvenais un peu, c’était que nous avions été emmenés, Cahuella et moi, à bord du vaisseau ultra, où le capitaine Orcagna nous avait mis en garde contre l’attaque que Reivich préparait contre la Ferme aux Serpents. Reivich, disait le capitaine, faisait mouvement vers le sud à travers la jungle. Les gens d’Orcagna pouvaient suivre à la trace la signature de l’armement lourd que transportait son groupe.

Encore heureux que Cahuella n’ait pas fait traîner les négociations avec les Ultras. Il avait pris un risque significatif en montant à bord du vaisseau à ce moment-là, mais, quelques semaines plus tard, ç’aurait été presque impossible. La prime promise pour sa capture avait assez augmenté pour que certaines factions restées neutres jusque-là déclarent qu’elles intercepteraient tout vaisseau à bord duquel Cahuella se trouverait, et l’abattraient s’il n’était pas possible de l’arrêter. Si l’enjeu avait été moins important, les Ultras auraient pu ignorer ce genre de menace, mais ils avaient annoncé leur présence officiellement, et ils étaient engagés dans des tractations compliquées avec ces mêmes factions. Cahuella était, de fait, confiné à la surface – dans une zone en diminution constante.

Mais Orcagna avait tenu parole. Il nous fournissait toujours, sur la position de Reivich qui faisait mouvement vers le sud et la Ferme aux Serpents, des informations d’une précision relative mais conformes à la demande de Cahuella.

Notre plan était assez simple. Il y avait très peu de routes à travers la jungle, au nord de la Ferme aux Serpents, et Reivich s’était engagé sur l’une des pistes principales. La jungle avait envahi un endroit précis de la piste, et c’était là que nous devions tendre notre embuscade.

— Nous partons en expédition, Tanner, m’avait dit Cahuella alors que nous étions penchés sur une table recouverte de cartes, dans le sous-sol de la Ferme aux Serpents. C’est le meilleur coin à hamadryades. Nous n’y étions jamais allés, et voilà que Reivich nous en sert l’occasion sur un plateau.

— Vous avez déjà une hamadryade.

— Un jeune sujet, rectifia-t-il avec mépris, comme si l’animal valait tout juste la peine d’être nourri.

Je ne pus réprimer un sourire. Je ne pouvais m’empêcher de penser à sa jubilation lors de sa capture. La prise d’une hamadryade, de quelque taille qu’elle soit, constituait déjà une sorte d’exploit, et voilà qu’il avait placé la barre encore plus haut. Le chasseur dans toute sa splendeur. Il ne s’estimait jamais satisfait. Il y avait toujours une proie plus grosse pour le tenter, et il ne voulait pas voir qu’il y en aurait toujours une autre, après celle-là, dont il n’osait même pas rêver.

— Je veux une adulte, dit-il en tapotant la carte. Enfin, une quasi-adulte.

— Personne n’a pris vivante une hamadryade quasi adulte.

— Eh bien, je serai le premier, voilà tout.

— Laissez tomber, dis-je. Nous avons un assez gros gibier à chasser avec Reivich. Nous pourrons toujours en profiter pour repérer le terrain et monter une expédition en bonne et due forme d’ici quelques mois. Nous n’avons même pas un véhicule susceptible de transporter un sujet quasi adulte mort, alors un vivant…

— J’y ai pensé, Tanner, répondit-il. Et j’ai effectué des travaux préliminaires sur la question. Venez, je vais vous montrer quelque chose.

J’éprouvai un sentiment de vertige assez désagréable.

Nous suivîmes l’enfilade de couloirs qui menaient dans une autre partie des sous-sols de la Ferme aux Serpents où étaient installés, par centaines, des vitrines et des vivariums équipés d’humidificateurs et de thermostats. La plupart des créatures qui auraient dû s’y trouver vivaient sur le sol de la forêt et fuyaient la lumière. Le projet initial prévoyait de réaliser des habitats réalistes pour les animaux, aménagés avec la flore convenant à chacun. Le clou de l’exposition devait être une série de bassins rocheux sur plusieurs niveaux, censés héberger un couple de boas constrictors, mais les embryons avaient été détruits des années auparavant.

Il n’y avait à strictement parler aucune créature reptilienne sur Sky’s Edge. Les reptiles, même sur Terre, n’étaient qu’une voie de l’évolution éventuelle dans une vaste gamme de possibilités.

Les plus gros invertébrés terrestres étaient les calmars, mais, sur Sky’s Edge, des formes de vie invertébrée avaient aussi conquis les terres. Personne ne savait vraiment pourquoi la vie avait suivi cette voie. L’hypothèse la plus probable était qu’un événement catastrophique avait provoqué la réduction des océans à la moitié peut-être de leur superficie antérieure, et l’émergence de vastes territoires. La vie dans les zones littorales avait dû s’adapter. La colonne vertébrale n’avait tout simplement pas été inventée, et grâce à une ingéniosité lente, balbutiante, non concertée, l’évolution avait réussi à s’en passer. La vie sur Sky’s Edge était authentiquement invertébrée. Les plus gros animaux – les hamadryades – maintenaient une rigidité structurelle grâce à la seule pression des fluides circulatoires, pompés par des centaines de cœurs répartis dans l’ensemble de leur corps.

Mais c’étaient des créatures à sang froid, qui régulaient la température de leur organisme en fonction de leur environnement. Il n’y avait jamais eu d’hiver sur Sky’s Edge. Rien qui aurait pu entraîner l’apparition de mammifères. Les reptiles étaient des animaux à sang froid ; c’était leur caractéristique principale. Ça voulait dire que sur Sky’s Edge les bêtes se déplaçaient avec lenteur, ne mangeaient pas souvent et vivaient très longtemps. Les plus grosses d’entre elles, les hamadryades, ne mouraient même pas au sens habituel du terme ; elles se contentaient de changer.

Le couloir qui reliait les deux bâtiments débouchait dans la plus vaste des pièces du sous-sol, où nous conservions les jeunes sujets. À l’origine, cette zone était prévue pour une famille de crocodiles, mais ils étaient actuellement dans la glace. La zone d’exposition censée les accueillir était juste assez vaste pour héberger la jeune hamadryade. Par bonheur, elle n’était pas devenue visiblement plus grosse pendant la période qu’elle avait passée en captivité, mais nous serions certainement obligés de construire une nouvelle salle gigantesque si Cahuella persistait dans son intention de capturer un sujet quasi adulte.

Je n’avais pas revu la bestiole depuis quelques mois, et franchement, ça ne me manquait pas. On finissait par se dire que ce genre de bête ne faisait pas grand-chose, en réalité. Une fois qu’elle s’était nourrie, elle perdait à peu près tout appétit. Elle se roulait en boule et entrait dans un état voisin de la mort. Les hamadryades n’avaient pas vraiment de prédateurs ; quand elles avaient mangé, elles pouvaient donc se permettre de digérer et d’économiser leur énergie.

Nous surplombions en ce moment précis la fosse aux parois blanches, initialement prévue pour les crocodiles. Rodriguez, l’un de mes hommes, était penché par-dessus le muret qui lui arrivait à la taille, et il balayait le fond avec un balai de dix mètres de long. La fosse était un puits de dix mètres de profondeur aux parois verticales, revêtues de carreaux blancs. Rodriguez était parfois obligé de descendre au fond pour une raison ou une autre. Je ne lui enviais guère cette tâche, même quand le jeune sujet était de l’autre côté de sa barrière. Il y avait quelques endroits dans la vie où il valait mieux ne pas être, et une fosse aux serpents en faisait partie. Un sourire retroussa la moustache de Rodriguez. Il remonta son balai et le rangea sur la paroi derrière lui, avec toute une batterie d’outils à long manche : des pinces, des harpons anesthésiques, des bâtons électriques.

— Alors, comment ça s’est passé, à Santiago ? demandai-je.

Il y était allé pour raisons professionnelles, histoire d’explorer de nouvelles opportunités commerciales.

— Content d’être rentré, Tanner. L’endroit grouille de trous du cul d’aristos. Ils parlent de nous faire inculper de crimes de guerre et en même temps ils espèrent que la guerre ne finira jamais parce que ça ajoute du piment à leurs misérables vies de richards.

— Ils ont déjà fait inculper certains d’entre nous, dit Cahuella.

Rodriguez ôta des feuilles des brins du balai.

— Ouais, c’est ce que j’ai entendu dire. Cela dit, les criminels de guerre de cette année sont les sauveurs du peuple de l’année prochaine, pas vrai ? De toute façon, on sait que les guerres, ça fait des morts, ça a été prouvé…

— Non, ce sont les petits projectiles de métal qui font des morts, généralement, rectifia Cahuella avec un sourire.

Il titilla tendrement un bâton électrique en repensant peut-être à la fois où il l’avait utilisé pour faire entrer le jeune sujet dans la cage qui devait servir à son transport.

— Et comment va mon bébé ?

— Je m’en fais un peu pour l’infection cutanée. Ces choses-là moisissent-elles ?

— Ça, je doute que quelqu’un ait la réponse. Nous serons probablement les premiers à le savoir.

Cahuella se pencha par-dessus le muret et regarda au fond de la fosse. Elle avait l’air inachevée. Çà et là, on remarquait quelques maigres tentatives d’implantation de végétaux, mais nous nous étions rapidement aperçus que le comportement de l’hamadryade n’avait à peu près aucun rapport avec son environnement. Elle respirait, elle flairait ses proies, les mangeait à l’occasion. En dehors de cela, elle restait enroulée comme l’amarre d’un grand vaisseau maritime.

Même Cahuella s’en était lassé, au bout d’un moment. Après tout, ce n’était qu’un jeune sujet ; il ne le verrait pas devenir adulte. Il serait mort longtemps avant.

L’hamadryade n’était pas visible. Je me penchai par-dessus le muret, mais elle n’était évidemment pas dans la fosse proprement dite. Il y avait une niche froide et noire quelque part dans la paroi, en dessous de nous ; c’était là qu’on pouvait généralement la trouver quand elle dormait.

— Elle roupille, dit Rodriguez.

— Ouais, répondis-je. Rendez-vous dans un mois : elle aura peut-être bougé.

— Non, fit Cahuella. Regardez ça.

Un boîtier de métal blanc était fixé de notre côté du muret ; je ne l’avais pas remarqué. Cahuella ôta le capot du boîtier et prit quelque chose qui ressemblait à un talkie-walkie : une télécommande avec une antenne et un ensemble de boutons et de leviers.

— Attendez… Vous n’y pensez pas sérieusement ?

Cahuella était planté là, les jambes légèrement écartées, la télécommande dans une main. De l’autre, il farfouillait en hésitant dans le jeu de commandes, comme s’il n’était pas tout à fait certain de la séquence à composer. Mais, quoi qu’il ait pu faire, ça produisit son petit effet : j’entendis le chuintement, le crissement à nul autre pareil du serpent qui déroulait ses anneaux en dessous de nous. Un son qui ressemblait à celui d’une bâche qu’on aurait tirée sur le ciment.

— Que se passe-t-il ?

— Devinez.

Il s’amusait prodigieusement, penché au-dessus de la fosse, à regarder la créature sortir de sa cachette.

L’hamadryade n’était peut-être qu’un jeune sujet, mais elle était si grosse que je n’avais aucune envie de me trouver à proximité. Le corps du reptile faisait douze mètres de long et était aussi gros que mon torse sur la majeure partie de cette longueur. Il se déplaçait comme un serpent, évidemment : un long prédateur sans pattes n’avait qu’une direction de déplacement, en réalité, surtout un prédateur aussi long, et qui pesait plus d’une tonne. Le corps était sans texture, d’une pâleur presque exsangue, car la créature ajustait la pigmentation de sa peau à la blancheur des murs de la fosse. Ces reptiles n’avaient pas de prédateurs, mais ils étaient les maîtres de l’embuscade.

La tête n’avait pas d’yeux. Personne ne savait au juste comment les serpents réussissaient à se camoufler alors qu’ils étaient aveugles. On supposait que des organes optiques étaient disposés à la surface de leur peau, des sortes de capteurs uniquement destinés à les faire se fondre dans le paysage et qui n’étaient pas raccordés au système nerveux supérieur. D’ailleurs, ils n’étaient pas complètement aveugles non plus. En fait, l’hamadryade avait un ensemble d’yeux dotés d’une acuité remarquable, espacés afin de permettre la vision binoculaire. Mais ces yeux étaient placés dans sa gueule, plus précisément sous la voûte de sa mâchoire supérieure, où se trouvaient également des capteurs de chaleur. Ce serpent venimeux n’entrevoyait le monde que lorsqu’il s’apprêtait à frapper. Avant cela, un arsenal complet d’autres sens – l’infrarouge et l’odorat, surtout – lui avait permis de repérer sa proie potentielle. Les yeux incrustés dans la mâchoire n’étaient là que pour guider les derniers instants de l’attaque. Ça paraissait inconcevablement extraterrestre, mais j’avais entendu dire que certaines grenouilles mutantes avaient des yeux dans la bouche, ce qui ne semblait pas les affecter outre mesure. D’ailleurs, sur Terre, les serpents s’en sortaient aussi bien quand ils étaient aveugles que lorsqu’ils y voyaient.

L’hamadryade se figea. Elle était complètement sortie de la niche, légèrement enroulée sur elle-même.

— Alors ? demandai-je. C’est un joli tour. Vous allez me dire comment vous avez fait ça ?

— Contrôle mental, répondit Cahuella. Nous l’avons droguée, le docteur Vigogne et moi, et nous nous sommes livrés à certaines expériences neurales…

— La Goule est donc revenue ?

Vigogne était le vétérinaire de la Ferme aux Serpents. C’était aussi un ex-spécialiste des interrogatoires, et la rumeur voulait qu’il ait été un ancien criminel de guerre spécialisé dans les expériences médicales sur prisonniers.

— Le doc est un expert en méthodes d’endoctrinement neural. Il a cartographié les principaux centres de commande du système nerveux central, plutôt rudimentaire, je vous l’accorde, de l’hamadryade. Il a également mis au point des implants de stimulation électrique simplissimes que nous avons logés dans tous les points stratégiques de ce que j’appellerai charitablement le cerveau de la créature.

Il me raconta qu’ils avaient procédé à des expériences avec ces implants, et qu’ils étaient maintenant en mesure d’imposer au serpent une série de schémas comportementaux. Rien de très subtil, ces schémas étant des plus simples. Malgré leur taille gigantesque, les hamadryades n’étaient, au fond, que des machines à chasser dotées de quelques sous-routines rudimentaires. C’est ce que nous avions fait avec les crocodiles avant de les congeler. C’étaient des animaux dangereux, mais il n’était pas difficile de travailler avec eux une fois qu’on avait compris comment leur cerveau fonctionnait. Les mêmes stimuli donnaient toujours les mêmes réactions. Le comportement de l’hamadryade différait quelque peu – il était en harmonie avec la vie sur Sky’s Edge, mais il n’était pas beaucoup plus complexe.

— J’ai juste stimulé le centre nerveux qui dit au serpent que c’est l’heure de se réveiller et de trouver à manger, dit Cahuella. Il n’a pas vraiment besoin de manger, évidemment – il a dévoré une chèvre vivante il y a une semaine, mais son tout petit cerveau ne s’en souvient pas.

— Je suis impressionné, dis-je (c’était vrai, mais je n’étais pas très à l’aise non plus). Et que pouvez-vous lui faire faire d’autre ?

— Bonne question. Regardez !

Il actionna je ne sais quelle commande et l’hamadryade se déplaça à la vitesse d’un coup de fouet vers le mur. Elle ouvrit la gueule au dernier moment et sa tête émoussée heurta les parois de céramique avec une force terrifiante.

Le serpent se roula en boule, un peu sonné.

— Laissez-moi deviner. Vous venez de lui faire croire qu’elle avait vu quelque chose de bon à manger…

— Un jeu d’enfant, fit Rodriguez en souriant.

Il était évident qu’il avait déjà assisté à la démonstration.

— Regardez, reprit Cahuella. Je peux même le faire retourner dans son trou…

Je regardai le serpent s’insinuer en douceur dans la niche et se ramasser sur lui-même jusqu’à ce que ses énormes anneaux aient disparu.

— Et tout ça pour quoi ?

— À votre avis ? fit-il, d’un air profondément déçu, comme s’il m’en voulait de ne pas avoir compris plus tôt. Le cerveau de l’hamadryade quasi adulte n’est pas plus compliqué que celui de ce spécimen. Si nous arrivons à en capturer une grosse, nous pourrons la droguer pendant que nous serons encore dans la jungle. Nos travaux sur ce jeune sujet nous ont permis de mettre au point des tranquillisants agissant sur la biochimie des serpents. Quand la créature sera estourbie, Vigogne la dotera d’implants identiques à ceux-ci, branchés sur une télécommande comme celle-ci. Nous n’aurons plus qu’à lui indiquer la direction de la Ferme aux Serpents et lui dire qu’il y a quelque chose à manger juste devant son nez. Elle rampera jusqu’ici.

— Sur des centaines de kilomètres de jungle ?

— Qu’est-ce qui pourrait l’arrêter ? Si elle commence à donner des signes de malnutrition, nous lui donnerons à manger. Et sinon, nous la laisserons ramper. Pas vrai, Rodriguez ?

— Il a raison, Tanner. Nous n’aurons qu’à suivre cette sale bête avec nos véhicules. En la protégeant des autres chasseurs qui pourraient vouloir s’en emparer.

Cahuella opina de la tête.

— Et quand elle arrivera ici, nous la rangerons dans une nouvelle fosse aux serpents et nous lui dirons de se rouler en boule et de dormir un moment.

J’eus un sourire, cherchai l’objection technique évidente… et dus me rendre à l’évidence. Ça paraissait dingue, mais j’avais beau essayer de trouver la faille dans leur petite affaire, je n’arrivai pas à prendre en défaut le plan de Cahuella. Nous en savions assez sur le comportement des hamadryades quasi adultes pour avoir une bonne idée de l’endroit où commencer notre chasse, et nous pourrions toujours augmenter la dose de tranquillisant en fonction du volume. Il faudrait aussi revoir la taille de nos aiguilles, faire en sorte qu’elles ressemblent davantage à des harpons, mais encore une fois, ce n’était pas impossible. Quelque part dans sa cache d’armes, Cahuella devait avoir des fusils à harpon.

— Il faudra que nous fassions creuser une nouvelle fosse, dis-je.

— Dites à vos hommes de s’y mettre. Débrouillez-vous pour qu’elle soit prête lorsque nous reviendrons.

— Reivich n’est qu’un détail de l’affaire, hein ? Même s’il décidait de ne pas venir, vous trouveriez encore un prétexte pour y aller, chercher votre adulte…

Cahuella remit la télécommande en place, s’adossa au muret et me regarda d’un œil critique.

— Non. Pour qui me prenez-vous ? Pour un obsédé ? Si c’était tellement important pour moi, il y a longtemps que nous y serions allés. Tout ce que je dis, c’est qu’il serait stupide de gâcher une occasion pareille.

— Ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups, hein ?

— Deux serpents, rectifia-t-il en insistant sur le dernier mot. Un serpent littéral, et un métaphorique.

— Vous ne prenez pas vraiment Reivich pour un serpent, si ? Pour moi, ce n’est qu’un gosse de riches qui fait ce qu’il croit bien.

— Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que je pense ?

— Je pense que nous devons être clairs sur ce qui le motive. De façon à pouvoir le comprendre et prévoir ses actions.

— À quoi bon ? Nous savons où sera ce foutu gosse de riches. Nous le faisons tomber dans notre piège, un point c’est tout.

En dessous de nous, le serpent se roula confortablement en boule.

— Vous le haïssez ?

— Reivich ? Non. J’ai pitié de lui. Il m’arrive même, par moments, de me dire que je pourrais sympathiser avec lui. S’il s’attaquait à quelqu’un, un type qui aurait tué sa famille – ce que je n’ai pas fait, d’ailleurs –, il se pourrait même que je lui souhaite bonne chance.

— Vous croyez qu’il mérite tout ça ?

— Vous avez une autre solution, Tanner ?

— Nous pourrions ruser avec lui. Frapper les premiers et tuer quelques-uns de ses hommes, juste pour le démoraliser. Et ce ne serait peut-être même pas nécessaire. Nous pourrions établir une sorte de barrière physique – provoquer un feu de forêt, ou quelque chose. La mousson n’arrivera pas avant plusieurs semaines. Il doit y avoir une douzaine d’autres choses à faire. Ce gosse de riches n’a pas forcément besoin de mourir.

— C’est là que vous vous trompez. On ne peut pas s’attaquer à moi et s’en sortir. Je me fous pas mal qu’il vienne d’enterrer toute sa putain de famille et le chien avec. Je pense ce que je dis, vous comprenez ? Si nous ne le faisons pas tout ce suite, nous serons obligés de le faire et de le refaire dans l’avenir, chaque fois qu’un enfoiré d’aristocrate commencera à penser qu’il tient sa chance.

Je soupirai, comprenant que je ne pouvais l’emporter. Je savais que nous en arriverions là : Cahuella ne se laisserait pas dissuader de mener cette partie de chasse. Mais je pensais qu’il n’était pas inutile d’exprimer ma réprobation. Il y avait assez longtemps que j’étais à son service pour me sentir presque obligé de discuter ses ordres. C’est aussi pour ça qu’il me payait : pour jouer les consciences quand il cherchait la sienne et ne trouvait qu’un trou insondable à la place.

— Ça n’a pas besoin de prendre une dimension aussi personnelle, dis-je. Reivich pourrait être éliminé proprement, sans que ça tourne au bain de sang. Vous ne parliez pas sérieusement quand vous disiez que je visais des zones spécifiques du cerveau, lorsque je tirais dans la tête des gens. Eh bien, ce n’était pas de la blague. J’en suis capable, quand il le faut.

Je réfléchis aux soldats de mon propre camp que j’avais dû assassiner. Des hommes et des femmes innocents dont la mort servait un plan plus élevé. Je ne cherchais pas spécialement une espèce d’absolution, mais je m’étais toujours efforcé de les éliminer aussi rapidement et proprement que mon habileté me le permettait. J’avais l’impression, en cet instant, que Reivich méritait le même genre de compassion.

Même si là, à Chasm City, j’éprouvais quelque chose de tout différent.

— Ne vous en faites pas, Tanner. Nous l’exécuterons proprement et en douceur. Un travail vraiment clinique.

— Bon. Je choisirai ma propre équipe, évidemment… Vigogne vient avec nous ?

— Naturellement.

— Alors il nous faudra deux tentes. Je me fous de ce que la Goule a appris à faire avec les serpents ; je ne mange pas à la même table que ce mec.

— Il y aura plus de deux tentes, Tanner. Dieterling nous accompagne, bien sûr. Il connaît les serpents mieux que personne. Et j’emmène aussi Gitta.

— Il y a une chose que j’aimerais que vous compreniez, dis-je. Le seul fait d’aller dans la jungle n’est pas sans risques. À l’instant où Gitta quittera la Ferme aux Serpents, elle sera automatiquement en plus grand danger que si elle y restait. Nous savons que certains de nos ennemis surveillent chacun de nos mouvements. Et nous savons qu’il y a des choses qu’il vaut mieux éviter, dans la jungle. Je n’abdique pas mes responsabilités, ajoutai-je, mais je veux que vous le sachiez : je ne peux garantir la sécurité de personne au cours de cette expédition. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ; et ce que j’ai ne suffira peut-être pas.

Il me tapota l’épaule.

— Faites de votre mieux, Tanner, je suis sûr que ça suffira. Vous ne m’avez jamais déçu.

— Il y a toujours une première fois, répondis-je.

 

 

Notre petite expédition se composait de trois véhicules blindés à effet de sol. J’étais dans celui de tête, avec Cahuella, Gitta et Dieterling. C’est lui qui était aux commandes, et il nous guidait de main de maître sur la piste envahie par la végétation. Il connaissait le terrain et c’était un spécialiste des hamadryades.

Ça me faisait mal au ventre de penser qu’il était mort lui aussi, maintenant.

Vigogne était dans le deuxième véhicule, avec Letelier, Orsono et Schmidt, soit trois de mes hommes, des spécialistes du travail en terrain difficile. Le troisième engin transportait l’armement lourd – notamment les fusils à harpon de la Goule –, des munitions, du matériel médical, des vivres et de l’eau, et nos tentes-bulles dégonflées. Il était piloté par un des hommes de confiance de Cahuella. Rodriguez surveillait nos arrières, armé jusqu’aux dents. Il couvrait la piste au cas où quelqu’un tenterait de nous prendre à revers.

Sur le tableau de bord se trouvait une carte de la Péninsule quadrillée en sections, notre position indiquée en temps réel par un point bleu clignotant. Plusieurs centaines de kilomètres au nord, sur une piste qui rejoignait la nôtre, un point rouge clignotant avançait tous les jours un peu plus vers le sud. L’escouade de Reivich. Ils pensaient avancer ni vu ni connu, mais ils étaient trahis par les signatures de leurs armes, qu’Orcagna suivait à la trace. Ils parcouraient cinquante ou soixante kilomètres par jour, ce qui était à peu près ce qu’on pouvait faire de mieux dans la jungle. Notre plan était de dresser le campement à une journée au sud de Reivich.

En attendant, nous traversions la limite inférieure de la zone des hamadryades. Je lisais l’excitation dans les yeux de Cahuella lorsqu’il scrutait la jungle à la recherche d’un ample mouvement lent. Les sujets quasi adultes se déplaçaient avec une telle majesté – et étaient tellement invulnérables à tous les éventuels prédateurs naturels – qu’ils n’avaient jamais élaboré la moindre réaction de fuite. Les deux seules choses qui pouvaient faire bouger une hamadryade étaient la faim et l’impératif migratoire du cycle reproducteur. Vigogne disait qu’elles étaient totalement dépourvues de ce qu’on appelle l’instinct de survie. Elles n’en avaient pas plus besoin qu’un glacier.

— Un arbre à hamadryades, annonça Dieterling, vers la fin de la journée. Récemment fusionné, apparemment.

Il indiqua quelque chose sur le côté de la piste, au sein de ténèbres qui paraissaient impénétrables. J’avais une bonne vue, mais celle de Dieterling avait quelque chose de surhumain.

— Seigneur… fit Gitta en mettant des lunettes amplificatrices. C’est énorme.

— Ce ne sont pas des petits animaux, dit son mari. (Il regardait dans la même direction que Dieterling, les yeux plissés comme s’il scrutait intensément quelque chose.) Vous avez raison. Cet arbre a dû connaître, quoi, huit ou neuf fusions ?

— Au moins, renchérit Dieterling. La plus récente pourrait bien être encore en phase transitoire.

— Encore chaude, vous voulez dire ? demanda Cahuella.

Je pouvais presque entendre fonctionner son esprit. Là où il y avait un arbre avec des strates de croissance récentes, il pouvait y avoir aussi des hamadryades quasi adultes.

Nous décidâmes de dresser le campement dans la clairière suivante, quelques centaines de mètres plus loin. Les chauffeurs, qui avaient passé la journée à conduire sur la piste, devaient se reposer, et les véhicules commençaient à montrer des signes d’avaries mineures. Il faudrait revoir tout ça avant la prochaine étape. Nous n’étions pas pressés d’arriver à l’endroit prévu pour l’embuscade, et Cahuella aimait passer quelques heures, toutes les nuits, à chasser autour du périmètre du camp avant d’aller se coucher.

J’élargis la clairière à l’aide d’une débroussailleuse à monofilament, puis j’aidai à gonfler les tentes-bulles.

— Je vais dans la jungle, annonça Cahuella en me tapotant l’épaule. (Il portait sa veste de chasse et avait un fusil en bandoulière.) Je reviens d’ici une heure environ.

— Allez-y mollo si vous trouvez des quasi-adultes, dis-je, plaisantant à moitié.

— Aucun souci, Tanner.

Je me penchai sur la table cartographiée que j’avais dressée devant la tente, et sur laquelle j’avais étalé notre matériel.

— Tenez, prenez ça. Surtout si vous vous éloignez un peu.

Je lui tendis les lunettes amplificatrices.

Il hésita, les prit et les mit dans une poche de sa chemise.

— Merci.

Il sortit de la tache de lumière qui entourait les tentes, son fusil maintenant à la main. Je finis de monter la première tente, celle où Gitta et Cahuella devaient dormir, et j’allai prévenir Gitta qu’elle était prête. Elle était assise sur le capot du véhicule, un compad coûteux sur les genoux ; elle parcourait indolemment les pages de quelque chose qui ressemblait à de la poésie.

— Votre tente est prête, dis-je.

Elle referma le compad avec une sorte de soulagement et je la conduisis vers l’ouverture de la tente. J’avais déjà vérifié la tente à la recherche des désagréments potentiels – les plus petits cousins venimeux des hamadryades, que nous appelions des scorpilles –, et l’endroit était sûr. Et pourtant, malgré mes propos rassurants, Gitta avançait en hésitant, comme si elle avait peur, lorsqu’elle mettait le pied sur une tache claire, de marcher sur autre chose que le sol.

— On dirait que vous vous amusez bien, dis-je.

— C’est du deuxième degré, Tanner ? Vous pensez que je pourrais trouver ça drôle ?

— Je lui avais pourtant dit qu’il vaudrait mieux pour tout le monde que vous restiez à la Ferme aux Serpents.

Je baissai la fermeture Éclair de la tente. À l’intérieur se trouvait un sas de la taille d’un placard qui empêchait la tente de se dégonfler quand on entrait ou sortait. Les trois tentes étaient disposées en triangle, reliées par des couloirs pressurisés de quelques pas de longueur. Les tentes étaient maintenues sous pression par un petit générateur silencieux. Gitta entra et dit :

— C’est ce que vous pensez, Tanner, que ce n’est pas un endroit pour une femme ? Je pensais que ce genre d’attitude avait disparu avant même qu’ils ne lancent la Flottille.

— Non… dis-je en m’efforçant de ne pas avoir l’air exagérément sur la défensive. Ce n’est pas du tout ce que je pense.

Je m’apprêtais à refermer la porte extérieure et à la laisser entrer toute seule dans l’intimité de sa tente, mais elle retint mon geste.

— Alors, à quoi pensez-vous ?

— Je pense que ce qui va se passer risque de ne pas être très agréable.

— L’embuscade, c’est ça ?

Je dis alors quelque chose d’idiot :

— Gitta, il faut que vous compreniez qu’il y a des choses que vous ne savez pas sur Cahuella. Ou sur moi, d’ailleurs. Des choses à propos du travail que nous faisons. De ce que nous avons fait. Il se pourrait que vous en appreniez bientôt plus long là-dessus.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Pour que vous vous y prépariez, c’est tout. (Je regardai par-dessus mon épaule, en direction de la jungle où son mari avait disparu.) Bon, il faut que je m’occupe des autres tentes…

Elle répondit d’une voix changée :

— Oui, bien sûr.

Elle me regardait avec intensité. Peut-être était-ce la façon dont la lumière jouait sur son visage, mais elle me parut extraordinairement belle ; comme un tableau de Gauguin. Je pense que c’est à cet instant que mon intention de trahir Cahuella se cristallisa. L’idée avait dû être toujours là, mais il avait fallu ce moment de beauté déchirante pour la mettre en lumière. Si les ombres étaient tombées un peu différemment sur elle, me demandai-je parfois, aurais-je pris la même décision ?

— Vous savez, Tanner, vous vous trompez.

— À quel sujet ?

— Au sujet de Cahuella. J’en sais beaucoup plus long sur lui que vous ne le pensez. Et bien plus que personne, ici. Je sais que c’est un homme violent. Et qu’il a fait des choses terribles. Des choses effroyables. Des choses que vous ne pourriez même pas imaginer.

— Vous seriez surprise… commençai-je.

— Non, c’est exactement ça : je ne serais pas surprise. Je ne parle pas des actes de violence qu’il a commis depuis que vous le connaissez. C’est dérisoire par rapport à ce qu’il a fait avant. Et si vous ignorez ces choses, vous ne savez rien de lui.

— S’il est tellement mauvais, pourquoi restez-vous avec lui ?

— Parce qu’il a changé.

Il y eut un éclair entre les arbres ; un éclair balbutiant de lumière blanc-bleu, suivi, un instant plus tard, par l’écho d’un fusil laser. Quelque chose tomba par terre, traversant le feuillage. J’imaginai Cahuella en train d’avancer vers sa proie ; probablement un petit serpent.

— Il y a des gens qui disent qu’un homme mauvais ne change jamais vraiment, Gitta.

— Alors ils se trompent, Tanner. Ce sont nos actions qui font de nous ce que nous sommes ; elles sont ce qui nous définit, et rien d’autre ; ni nos intentions, ni nos sentiments. Mais que sont quelques mauvaises actions par rapport à une vie, surtout le genre de vie que nous pouvons vivre maintenant ?

— Certains d’entre nous, seulement.

— Cahuella est plus vieux que vous ne pensez, Tanner. Et les mauvaises actions qu’il a commises, c’était il y a très, très longtemps, quand il était beaucoup plus jeune. Et c’est ce qui m’a conduite auprès de lui, en fin de compte.

Elle s’interrompit, jeta un coup d’œil en direction des arbres, mais avant que j’aie eu le temps de lui demander ce qu’elle entendait par là, elle s’était remise à parler :

— L’homme que j’ai rencontré n’était pas mauvais. Il était cruel, violent, dangereux, mais il était aussi capable d’amour ; d’en donner, d’en recevoir. Il voyait la beauté des choses ; il reconnaissait le mal chez les autres. Il n’était pas l’homme que je m’attendais à trouver, mais quelqu’un de meilleur. Pas parfait, c’est vrai, mais pas un monstre non plus. Pas du tout. Je pensais que ce serait facile de le haïr ; et puis je me suis rendu compte que je n’y arrivais pas.

— Vous pensiez le haïr ?

— Je pensais faire beaucoup plus que ça. Je pensais le tuer, ou le traîner devant la justice. Et au lieu de ça…

Gitta s’interrompit à nouveau. Il y eut un nouvel éclair de lumière bleue dans la forêt. Et la chute d’un autre animal.

— Je me suis retrouvée en train de me poser une question, une question à laquelle je n’avais jamais pensé auparavant. Combien de temps faut-il vivre dans la peau d’un homme de bien – d’un homme qui fait le bien – pour que la somme de vos bonnes actions annule les choses terribles que vous avez jadis commises ? Une vie humaine y suffirait-elle jamais ?

— Je ne sais pas, répondis-je sincèrement. Mais je sais une chose : même si Cahuella est meilleur qu’il n’a été, ce n’est pas encore le prototype du citoyen du mois, hein ? Si vous pensez que c’est aujourd’hui un homme qui fait le bien, je préfère ne pas penser à ce qu’il était avant…

— Ça, je vous crois, répondit Gitta. Je ne pense pas que vous pourriez le supporter.

Je lui souhaitai bonne nuit et m’en allai.

La Cité du Gouffre
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